Le baryton Edwin Crossley-Mercer souffrant sera remplacé par Jóhann Kristinsson pour le concert du 15 octobre.

En son âme et conscience

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En son âme et conscience

Entretien avec Thierry d’Argoubet

Thierry d’Argoubet est depuis vingt ans le délégué général de l’Orchestre national du Capitole. Né à Toulouse, c’est à partir de 1985 que ce mélomane passionné se lance dans la production musicale, avec la création de la série de concerts « Grands Interprètes » aux côtés de son épouse Catherine d’Argoubet. En 1991, il prend la tête du bureau parisien de l’agence IMG Artists, spécialisée dans l’organisation de concerts. Un an plus tard, il est appelé à la délégation générale de l’Orchestre : chargé de la programmation et des tournées, du développement et du rayonnement de l’Orchestre, responsable du personnel artistique, il œuvre depuis 2005 en étroite collaboration avec Tugan Sokhiev, directeur musical de l’ONCT. Thierry d’Argoubet prend sa retraite le 3 février prochain : cet homme discret, presque secret, a accepté pour l’occasion de revenir sur sa carrière et sur la longue histoire d’amour qui le lie à l’Orchestre.

Pour exercer ce métier, il faut de l’expérience et aussi de la sincérité.

Thierry d’Argoubet

Parlez-nous de Thierry d’Argoubet avant l’Orchestre national du Capitole…

Je parle rarement de moi, parce que je sers avant tout un projet artistique, en synergie avec un directeur musical. Je suis un mélomane passionné, mais un musicien amateur. L’événement musical qui a décidé de ma carrière a eu lieu lorsque j’étais responsable de l’agence parisienne d’IMG Artists : en 1992, je découvre à Saint-Pétersbourg le Théâtre Mariinski et son chef, Valery Gergiev. C’est une époque où il ne sortait que rarement du pays. Je me souviens qu’il dirigeait ce soir-là Sadko de Rimski-
Korsakov. L’évidence s’est imposée en quelques minutes : il y avait un génie dans la fosse. Ce fut le début d’une aventure incroyable avec le Théâtre Mariinski : les opéras, les ballets, les concerts, les tournées internationales, et la création des Saisons Russes au Théâtre des Champs-Élysées. C’était totalement fou, Gergiev était immense. Ce fut aussi la naissance de ma profonde passion pour la Russie et la musique russe.

Comment avez-vous rencontré l’ONCT et Tugan Sokhiev ?

Au début des années 2000, j’accepte le poste de délégué général de l’Orchestre. J’avais pour Michel Plasson un respect et une admiration immenses, restés intacts aujourd’hui : sa capacité à porter une certaine idée de la musique française est absolument unique. En mai 2003, il décide de quitter l’Orchestre.

Tugan Sokhiev © Romain Alcaraz

Je propose alors aux musiciens de créer un comité artistique, afin de réfléchir à la succession du directeur musical. Nicolas Joel, alors directeur artistique du Théâtre, orientait naturellement ses choix en fonction de l’opéra ; nous souhaitions quant à nous un chef qui puisse transcender le répertoire symphonique. Durant la saison 2003-2004, nous avons invité une trentaine de chefs pour les représentations du Théâtre et les concerts de l’Orchestre. Un jour, un tout jeune chef russe est sorti du lot : Tugan Sokhiev, qui était directeur musical de l’Opéra des Pays de Galles et collaborait régulièrement avec le Théâtre Mariinski. Il avait vingt-cinq ans. Il a dirigé pour la première fois l’Orchestre en octobre 2003, Roméo et Juliette de Prokofiev était au programme : un coup de foudre entre les musiciens et un jeune artiste russe, une véritable symbiose. Dès la première répétition, il était manifeste que l’Orchestre était conquis. J’ai sollicité l’avis de quelques grands chefs tels que Valery Gergiev, Yuri Temirkanov, Bernard Haitink et Kurt Masur. Ils étaient unanimes (seul Gergiev disait le trouver trop jeune mais, comme il me l’a avoué plus tard, c’est parce qu’il aurait voulu le garder au Mariinski !). En 2005, Jean-Luc Moudenc nomme Tugan Sokhiev, d’abord premier chef invité puis, en 2008, directeur musical. Les tournées internationales et les premiers disques, sous le label Naïve, débutent peu de temps après. La première tournée internationale a lieu en mars 2006 en Autriche, avec une résidence au Konzerthaus de Vienne, qui a fait sensation. C’était lancé.

Comment l’Orchestre s’est-il développé ?

Au début, composé de 104 musiciens, il avait des dimensions comparables à celles des orchestres de région. Or j’avais le désir et l’ambition de l’établir comme l’un des grands orchestres français. En 2008, l’Orchestre passe à 125 musiciens et devient un outil de rayonnement majeur pour la Métropole : Berlin, Vienne, Buenos Aires, Tokyo, Pékin, Taipei, sans oublier notre résidence annuelle de trois concerts à la Salle Pleyel et, à partir de 2015, à la Philharmonie de Paris. Nous étions invités absolument partout. Comme je l’ai dit, Michel Plasson avait fait de l’Orchestre l’un des interprètes de musique française les plus importants au monde. Je tiens aussi à rendre hommage à la regrettée Janine Macca, qui est arrivée au poste d’administratrice générale en 2009 : sans elle, nous n’aurions pas pu réaliser notre rêve, ni faire de l’Orchestre ce qu’il est aujourd’hui. C’était un défi, et je suis très heureux de ce que l’Orchestre est devenu – et resté : il a maintenu intacte sa cohésion, une unité très forte. Il y a eu l’époque Plasson, il y a l’époque Sokhiev, mais l’Orchestre du Capitole a toujours conservé son identité et sa personnalité. Sa dynamique artistique s’est nourrie de sa double mission, lyrique et symphonique : le fait que l’Orchestre serve également les productions du Théâtre du Capitole lui confère une souplesse, une adaptabilité, un vrai sens dramatique. Il a également été passionnant d’observer la manière dont Tugan, de l’intérieur, développait l’Orchestre et se développait avec lui. Au tout début, il n’était pas très à l’aise avec la musique française mais, comme tous les grands chefs russes, il avait une réelle appétence et une excellente intuition pour l’esthétique française (songez par exemple au rapport extraordinaire de Gergiev à Berlioz !). Aujourd’hui, grâce à son expérience avec l’Orchestre, Tugan a acquis une incroyable maturité dans le domaine de la musique française. Réciproquement, il a apporté à l’Orchestre une connaissance exceptionnelle de la musique russe, sans doute la meilleure parmi les orchestres français. Ce dialogue historique et culturel entre musique française et musique russe, mais aussi entre nos deux peuples, me tient particulièrement à cœur.

Quelles sont vos grandes satisfactions ?

Si vous regardez son histoire, l’Orchestre est assez jeune : il est né seulement dans les années. Or, son parcours est unique, et le monde musical est unanime : il est l’un des meilleurs orchestres français. Pour tout vous dire, je crois que, dans son répertoire, il est le meilleur ! (rires) Il a une personnalité très forte, qui a été forgée par Michel Plasson, évidemment, puis par Tugan Sokhiev – deux chefs qui sont restés longtemps à sa tête. Lorsque Tugan est arrivé, je lui avais dit que je concevais le développement d’un orchestre et de son directeur musical sur le long terme : les choses se construisent non pas en trois ou quatre ans, mais sur une bonne dizaine d’années. Je suis heureux de cette continuité. Je suis également ravi du dialogue que nous avons avec le Théâtre. Les saisons programmées par Christophe Ghristi, son directeur artistique, sont magnifiques. L’Orchestre a besoin de l’opéra, les musiciens aiment beaucoup cette part de leur activité et cela enrichit considérablement leur interprétation symphonique. Réciproquement, une telle qualité orchestrale sublime ce qui se passe dans la fosse pour un ouvrage lyrique. C’est une chance pour nos deux maisons. Il y a aussi, évidemment, l’apport des différents chefs invités et des collaborations extérieures. Par exemple, nous avons noué un nouveau partenariat avec le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française établi à Venise, qui favorise la redécouverte et la diffusion de ce répertoire). Le résultat est magnifique et enrichissant, et nous préparons, sur les trois prochaines années, des projets passionnants.

Tugan Sokhiev et Thierry d’Argoubet © Romain Alcaraz

Quels sont vos souhaits pour l’avenir ?

Aujourd’hui, l’Orchestre est à un tournant de son histoire. Tugan Sokhiev partira vers de nouveaux horizons à la fin de la saison 2021-2022. Et moi, dès la fin de cette année. Nous avons eu, pendant cette longue période, un excellent dialogue avec la Ville et la Métropole, c’est une condition essentielle pour l’avenir de l’Orchestre. Le projet qui a été élaboré conjointement avec le directeur musical doit être au service d’une vision artistique. C’est ce que je souhaite ardemment pour le futur. On a besoin de dialoguer, de partager. On a aussi besoin de rêver, tout simplement. Mon souhait, c’est que l’Orchestre reste enthousiaste et confiant en l’avenir. L’une de ses grandes qualités, c’est la cohésion, condition de son ouverture et de sa réceptivité. Face aux chefs invités, l’Orchestre s’adapte sans jamais se renier, il ne cesse d’apprendre de chaque expérience. Si par hasard les musiciens ont une réticence face à tel ou tel chef (ce qui peut arriver, c’est normal), ils ne se crispent jamais et surmontent leurs réserves, avec une indéfectible volonté de tirer le meilleur de chaque situation. Je pense que cela est en partie dû à leur pratique de l’opéra, qui est une école de flexibilité. Mon autre souhait, c’est que la Ville reste ambitieuse pour l’Orchestre, à la fois dans le soutien accordé et dans le choix du successeur de Tugan Sokhiev. Le prochain directeur musical devra jouir d’un prestige et d’un rayonnement qui soient à la hauteur de ceux de l’Orchestre. Il devra également être animé par l’ambition et la passion, par la volonté d’incarner une véritable vision.

Quelles sont les qualités nécessaires au poste de délégué général de l’Orchestre ?

Pour exercer ce métier et remplir la mission qui lui incombe, il faut de l’expérience, et aussi de la sincérité. Il est extrêmement important de pouvoir juger en son âme et conscience. Je suis souvent rongé par le doute, mais lorsque je suis sincère avec moi-même, lorsque le jugement présente le caractère d’une intime conviction, alors plus rien ne peut ébranler mon opinion sur une interprétation. C’est sur cette base qu’il faut prendre les décisions. Le choc de ma rencontre avec Valery Gergiev, puis avec Michel Plasson, enfin avec Tugan Sokhiev, cela a été de l’ordre de l’évidence. Ces évidences m’ont accompagné tout au long de ma carrière auprès de l’Orchestre, et je veux croire qu’elles ont contribué à son histoire. Ces années ont été merveilleuses, ce qui ne m’empêche pas d’avoir des projets et des désirs. La passion ne me quitte pas.

Retrouvez cet entretien dans le Vivace n°12